Se préparer à l’incertain en s’inspirant des limites du RETEX dans les armées

Le RETEX (ou « retour d’expérience ») est un dispositif utilisé au sein des mondes militaire et économique dans une optique d’amélioration continue des opérations. Il consiste à évaluer de manière collective le déroulement et les résultats d’un projet – une opération, un entraînement ou parfois même une expérience passée plus lointaine. Il s’agit de tirer des apprentissages de cette relecture de l’expérience terminée, afin d’intégrer des améliorations dans les expériences à venir. Le but principal du RETEX est de tirer des leçons de ce qui a été fait, afin d’améliorer les projets futurs et éviter les erreurs passées. Trop souvent orienté vers la gestion des risques, il doit être revu pour passer d’un RETEX orienté vers la gestion des risques à un RETEX qui intègre un apprentissage de la gestion de l’incertain. En s’appuyant sur les RETEX dans les armées, on peut y trouver des échos aussi dans le monde des entreprises.

En boucle courte sur un théâtre d’opération, le RETEX permet d’adapter rapidement des équipes, des équipements, des tactiques à la réalité du contexte et de l’adversaire. En boucle longue, il doit participer à l’amélioration des doctrines, des équipements, de l’organisation… Il ne s’agit pas d’évaluer les personnes ni même la réussite du projet, mais bien d’identifier des axes d’amélioration et de capitaliser.

Un dispositif de gestion des risques

Pourtant, le RETEX tel qu’il se pratique permet-il de répondre à l’incertitude des combats ? Comment permet-il de se préparer à ce qui n’est pas entièrement modélisable ? Aujourd’hui comme hier, tout ne peut pas être prévu, et l’accroissement du volume d’informations disponibles ne diminue paradoxalement pas l’incertitude. Les situations, les actions et les réactions de l’ennemi restent en partie imprévisibles. L’ennemi lui-même pourra être autre que celui que l’on attendait. La première finalité du RETEX est en effet la maîtrise des risques. Il est systématiquement mis en place à la suite de tout incident ou de tout incident évité, afin d’améliorer les procédures.

Ainsi, dans les environnements normés tels que la conduite nautique ou le pilotage des aéronefs, ces événements font l’objet d’un examen minutieux. Il s’agit de faire ressortir dans un premier temps les causes de dysfonctionnement. Puis les experts de la sécurité valident cette analyse et émettent des recommandations pour les éviter. Les facteurs ayant permis d’éviter des risques font l’objet d’une même attention, avec un objectif de fiabilité. Cela se matérialise par des rapports d’enquête qui visent dans leurs préconisations à maîtriser les risques qui se sont réalisés dans la situation décrite.

Des limites structurelles

Plus largement, les occasions de rendre compte et de rédiger des rapports sont légion dans les situations professionnelles militaires. Il y a pourtant dans ces écrits une part de risque personnel pour leurs auteurs, car ils peuvent les amener à trop exposer les situations problématiques auxquelles ils ont été confrontés, celles auxquelles ils n’ont pas trouvé de solution ou du moins pas de solution complètement satisfaisante.

« On n’a pas forcément envie de raconter ses boulettes. Il arrive alors, quand elle se voit parce que l’erreur a eu lieu mais quand on l’a évitée, on est encore moins porté à proclamer sur les toits qu’on a fait des boulettes qui auraient pu être graves. » Capitaine de vaisseau G.

https://theses.hal.science/tel-01065767/document

Tels que conçus aujourd’hui, les RETEX permettent de répondre à un monde assez linéaire. Mais cette forme de RETEX permet-elle de répondre à l’incertitude des futurs conflits ? permet-elle de former des chefs créatifs, innovants, qui savent se placer dans la position d’affronter des situations qui n’existent peut-être pas encore ?

Le RETEX face à l’incertitude

Pour y répondre, il faut bien distinguer le risque de l’incertain. Et pour cela reprendre les travaux centenaires de l’économiste Franck Knight. Le risque, c’est quand on sait à peu près ce qui peut arriver dans l’avenir et qu’on peut mesurer les chances que cela se produise. Sur le fondement de l’expérience récente sur un terrain nouveau, il est possible d’estimer les points d’amélioration et les solutions qui ont fonctionné, pour augmenter les chances de succès pour faire face à une situation similaire dans les prochaines opérations. L’incertitude, c’est quand on ne sait pas ce qui va se passer dans l’avenir. Les cas possibles sont inconnus. Derrière la porte qui va être ouverte, il n’est pas possible de savoir s’il y a des gens dans une pièce, ou des animaux, ni même si c’est une pièce.

Le RETEX est aujourd’hui conçu pour répondre à une situation risquée où l’on peut prévoir l’avenir sur la base d’expériences passées. En boucle courte, cela peut fonctionner. Le RETEX s’intéresse aux décisions prises et aux dispositifs mobilisés pour répondre à des circonstances spécifiques. Cela entraîne une réflexion : à circonstance équivalente (risque avéré), des décisions et dispositifs équivalents seront les plus efficaces. En boucle longue, il ne s’agit plus de répondre à des situations risquées mais à des situations incertaines. Quand il n’y a plus de circonstances équivalentes – situation d’incertitude –, le RETEX se révèle inopérant.

« Sully »

Une des illustrations les plus connues de ce phénomène a fait l’objet d’un film grand public. En 2009, un avion décolle de La Guardia, rencontre en phase de décollage une nuée d’oiseaux et perd l’usage de ses deux moteurs. Trop loin de l’aéroport de départ et des aéroports de secours, sans la possibilité de faire libérer une autoroute à portée dans les temps, le pilote et son copilote improvisent une solution et vont se poser sur l’Hudson.

Repenser le RETEX

Le film qui est tiré de cette expérience retrace les investigations qui sont conduites. Ils n’ont pas suivi ce qu’ils auraient dû faire en se référant aux procédures et aux règles tirées de situations similaires : rien n’était prévu dans la check-list du manuel d’urgence pour une double panne moteur à basse altitude suivie d’un amerrissage. Petit à petit, le spectateur découvre qu’aucune de ses règles n’aurait été opérante, à cause du facteur humain qui n’était pas pris en compte. La situation était en effet complètement nouvelle. C’est par leurs décisions, en s’appuyant sur leurs compétences, face à la situation, qu’ils ont trouvé une solution.

C’est ce type d’approche qui permet de répondre à l’incertain. Il ne s’agit plus d’aller puiser une réponse dans un catalogue, mais de réagir face à une situation nouvelle. Le RETEX doit évoluer dans ce sens. Il doit sortir d’une approche focalisée sur la normalisation et la réglementation, pour entrer dans une approche tournée vers la décision, la reconfiguration et l’adaptation. Pour cela, il est nécessaire de repenser le RETEX tel qu’il se fait aujourd’hui. Car au combat le bon plan est celui qui permet à celui qui l’applique de se reconfigurer.

En effet, le RETEX aujourd’hui permet de constituer un catalogue de solutions, des gammes dans lesquelles pourront puiser les acteurs du terrain. Cela permet de développer une « mémoire procédurale », nécessaire pour diminuer les risques mais non suffisante pour affronter l’incertain. Pour affronter l’incertain, iI faut prendre conscience des limites de l’exercice consistant à rationaliser et à modéliser une réalité aléatoire par nature.

Des nouvelles formes de RETEX pour se préparer à l’incertain

Alors, un travail supplémentaire peut être fait pour enrichir le RETEX et développer une mémoire de jugement qui complète la mémoire procédurale. Il s’agit pour chacun de développer sa capacité individuelle et collective à interpréter le contexte, les parties prenantes, les ressources et les solutions disponibles. Une compréhension riche de la situation permet d’identifier quelles combinaisons nouvelles sont pertinentes par rapport à celle-ci. Nombreuses sont les unités dans les armées qui possèdent une démarche efficace pour se préparer à affronter l’incertain. Il en est ainsi par exemple du personnel navigant de l’armée de l’air ou des commandos des armées. Si les exemples sont nombreux dans ce domaine, il faudrait généraliser ces approches en enrichissant systématiquement les démarches de RETEX. Un moyen de procéder à cette transformation pourrait se faire dans la manière d’utiliser certains exercices, plus spécifiquement les wargames.

Le wargame, un RETEX sur un terrain « neutre »

Le wargame est largement considéré comme un moyen de préparer le militaire à répondre à l’incertain, en le mettant dans des situations imprédictibles pour lui où il va devoir faire face à la surprise et aux échecs. Il porte en lui les mêmes germes de gestion du risque, car l’objectif premier est de les identifier et de les traiter dans le cadre d’une « règle de jeu » / d’un modèle par essence fini – et non pas de l’incertain – et la réalité du combat vient le démontrer. Ainsi, la bataille de Midway avait été simulée au sein des armées japonaises à l’occasion d’un wargame qui avait duré quatre jours. Mais cela n’avait pas été suffisant pour exposer toutes les possibilités : présence proche de navires américains, possibilité que l’aviation ennemie soit supérieure.

En revanche, par rapport aux RETEX d’opération, le wargame présente l’avantage d’une bien moindre exposition personnelle aux risques de faire remonter ses mauvaises décisions ou faiblesses individuelles. Il apparaît ainsi comme une source d’innovation tactique.

Il s’agirait là aussi d’enrichir les objectifs du wargaming. Mobilisé pour explorer des futurs concepts, des futures applications, des futures situations, il doit l’être aussi pour former les décideurs à la décision dans l’imprévisible (relatif) auquel ils sont soumis en phase d’instruction. Cela passe tout simplement en y expérimentant un RETEX nouveau : tourné non pas uniquement vers l’analyse du terrain, mais aussi vers l’analyse de la décision et l’auto-analyse du décideur. Il s’agira de développer une réflexivité centrée sur l’humain et non pas principalement sur les missions et les moyens alloués.

Dans le debrief du wargame, le RETEX ira au-delà de l’analyse des faiblesses et des scénarios possibles. Il portera également sur les modalités de prises de décision. L’objectif est de former le militaire à réagir dans l’incertain, en conscientisant la manière dont chacun est allé chercher dans le réservoir des possibles, en face de quelles situations, des solutions qui n’existaient pas encore – sans se soucier de l’impact d’une mauvaise évaluation ou d’une mauvaise décision. C’est la capacité à décider dans l’incertain qui est ainsi développée, car ancrée par la réflexivité.

Le RETEX de demain

Dans un second temps, une approche similaire du RETEX en opération pourra être déployée avec une focalisation accrue sur les modalités de résolutions des dysfonctionnements. Elle permettrait de mieux préparer les armées à l’incertain, tout en recueillant également plus de RETEX – car le risque de souligner des dysfonctionnements serait diminué. Le RETEX d’aujourd’hui permet de construire un réservoir des solutions multiples. Le RETEX de demain devra aussi permettre de savoir les mobiliser face à l’incertain. Il s’agira d’enrichir à la fois « les cerveaux et les cœurs » en gardant en tête que la seule chose qui ne soit pas incertaine, c’est la volonté et la force d’action.

Une version plus complète de cet article co-écrit avec Jean-Marie Kowalski a été publiée dans la Jaune et la Rouge d’octobre 2023